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ô café culture
13 novembre 2008

Histoire : Les unions entre dieux et hommes dans la mythologie grecque

 

 

     Cet article est issu de la première version d'un travail dans lequel je m'interroge quant aux unions entre mortel(les) et immortel(les) dans la mythologie grecque, que j'ai nommées unions mixtes. La question se pose alors notamment dans le cas des relations homosexuelles, pratiques courantes dans la Grèce antique.

    Les mythes présentent peu d’unions mixtes homosexuelles, et lorsque c’est le cas, elles se situent uniquement dans un rapport entre un homme et un dieu. Néanmoins, si elles ne sont pas nombreuses, ces unions relayées par la tradition ont des bases communes, proposant ainsi plusieurs versions d’une même histoire. Il est possible d’en répertorier quatre ; Ganymède enlevé par Zeus pour devenir l’échanson des dieux ; Pélops, aimé de Poséidon qui lui fait présent d’un char ailé ; Hyacinthos, involontairement tué par Apollon amoureux.

 Kenneth James Dover propose comme définition de l’homosexualité « une tendance à rechercher un plaisir sensuel par des contacts physiques avec des personnes de même sexe plutôt qu’avec des personnes du sexe opposé »[1]. Il est nécessaire d’y ajouter la notion d’amour que peuvent supposer ces pratiques sexuelles. En effet, le désir de Zeus pour Ganymède, caractérisé par le terme eromenos, dépasse le stade érotique puisque le jeune homme devient échanson des dieux et ainsi, par la bonté de Zeus, peut servir et côtoyer les dieux, privilège particulièrement honorifique pour un mortel, ce qu’il est possible d’interpréter hypothétiquement comme un don d’amour du dieu.

 

 Les trois histoires d’unions mixtes s’insèrent dans un ensemble de mythes mettant en scène de nombreuses versions d’un groupe restreint d’unions homosexuelles masculines[2]. Si aucun texte ne nous est disponible pour l’époque archaïque, nous gardons néanmoins témoignage de la mythologie homosexuelle, au travers d’éléments qui restent des récits classiques ou plus tardifs.

 Les poèmes homériques et hésiodiques, au contraire, semblent marquer une rupture dans la transmission des récits clairement homosexuels puisqu’elles n’en font pas état. Néanmoins certains textes semblent montrer implicitement des unions entre deux hommes dans les textes[3]. À titre d’exemple, l’Iliade met en scène une relation complexe, entre Achille et Patrocle, souvent interprétée comme amour homosexuelle. Diverses interprétations ont été contestées[4], ce qui ne nous permet pas de cerner clairement les ambitions du texte original. Néanmoins, il est possible de placer l’hypothèse d’un rapport éraste/éromène, en partant de la douleur d’Achille après la mort de Patrocle et du discours de Thétis, la mère du héros, qui lui conseille de trouver une femme pour oublier son jeune ami[5].

 Dès le VIe siècle, l’homosexualité masculine envahie la poésie lyrique ; s’il ne s’agit pas de mythes à proprement parler, cette littérature est nécessaire à la compréhension de l’homosexualité dans le sens où elle a forgé et modifié, au même titre que les récits d’époque archaïque et sans doute en partie les textes homériques et hésiodiques, les normes sociales des rapports érotiques entre hommes dans la cité. La lyrique a pour auteurs des poètes tels que Anacréon, Théognis de Mégare, Pindare. Ce type de texte transmet, en même temps qu’il les légitime, les relations homosexuelles masculines dans la cité, et permet la naissance des mythes d’unions entre deux hommes dans des textes de l’époque classique, en particulier les tragédies et d’autres plus récents, dont la compilation d’Apollodore. C’est en toute légitimité que ce dernier écrit :

 

Clio se prit d’amour pour Piéros, fils de Magnès, par suite du ressentiment d’Aphrodite, à laquelle elle avait reproché son amour pour Adonis. Elle s’unit à lui et conçut un fils, Hyacinthos, dont s’éprit Thamyris, fils de Philammon et de la nymphe Argiopè, le premier mâle qui aimât d’autres mâles.[6]

 

 Ici Thamyris est présenté comme le fondateur de l’homosexualité[7] – du moins, des relations homosexuelles humaines –, subjugué par la beauté du jeune Hyacinthos, au même titre que le sera Apollon dans la suite du récit.

 


 • Les récits d’amours entre mortels et immortels

 

 L’amour, dans les récits d’unions mixtes en général, se rapproche des termes philos, qui suppose un lien qui peut être de réciprocité, du moins d’affection entre les partenaires, et eros, le désir sexuel. Néanmoins, il est à noter que les unions hétérosexuelles sont majoritaires, et particulièrement celles dans lesquelles sont investis une divinité masculine et une mortelle. Aussi, quand est-il des amours homosexuelles, qui portent un discours différents sur la société grecque ?

 Certains textes font état d’une forme d’amour, exprimée par eros, celui concernant Poséidon et Pélops d’abord, raconté par Apollodore :

 

Pélops, après qu’il a été égorgé et bouilli au banquet des dieux, est encore plus beau lorsqu’il revient à la vie. À cause de cette remarquable beauté, il devient l’aimé de Poséidon et le dieu lui donne un char ailé, qui pouvait rouler même sur la mer sans ses essieux.

τι Πέλοψ σφαγεὶς ἐν τῷ τῶν θεῶν ἐράνῳ καὶ καθεψηθεὶς ὡραιότερος ἐν τῇ ἀναζωώσει γέγονε, καὶ κάλλει διενεγκὼν Ποσειδῶνος ἐρώμενος γίνεται, ὃς αὐτῷ δίδωσιν ἅρμα ὑπόπτερον· τοῦτο καὶ διὰ θαλάσσης τρέχον τοὺς ἄξονας οὐχ ὑγραίνετο[8].

 

 Par sa beauté, kallos, le mortel devient l’« aimé », l’eromenos. Cet amour est de valeur érotique. Le dieu est attiré en premier lieu par le physique du jeune homme et ressent un désir brutal pour lui. Il est possible de retrouver la même situation dans les récits qu’Apollodore fait de l’union d’Apollon et Hyacinthos :

 

Clio se prit d’amour pour Piéros, fils de Magnès, par suite du ressentiment d’Aphrodite, à laquelle elle avait reproché son amour pour Adonis. Elle s’unit à lui et conçut un fils, Hyacinthos, dont s’éprit Thamyris, fils de Philammon et de la nymphe Argiopè, le premier mâle qui aimât d’autres mâles. Mais plus tard Hyacinthos, devenu l’aimé d’Apollon, fut tué par le dieu, involontairement, au lancer du disque.

Κλειὼ δὲ Πιέρου τοῦ Μάγνητος ἠράσθη κατὰ μῆνιν Ἀφροδίτης (ὠνείδισε γὰρ αὐτῇ τὸν τοῦ Ἀδώνιδος ἔρωτα), συνελθοῦσα δὲ ἐγέννησεν ἐξ αὐτοῦ παῖδα Ὑάκινθον, οὗ Θάμυρις ὁ Φιλάμμωνος καὶ Ἀργιόπης νύμφης ἔσχεν ἔρωτα, πρῶτος ἀρξάμενος ἐρᾶν ἀρρένων. Ἀλλ᾽ Ὑάκινθον μὲν ὕστερον Ἀπόλλων ἐρώμενον ὄντα δίσκῳ βαλὼν ἄκων ἀπέκτεινε.[9]

 

 Ici, de même, Hyacinthos devient l’eromenos d’Apollon. Il est seulement question alors de désir érotique du dieu pour le mortel, et non de pratiques sexuelles, puisque le jeune homme meurt avant qu’il y ait pu y avoir attouchement. Dans ce texte, Apollodore emploie à quatre reprises le terme eros sous différentes formes. L’histoire de Hyacinthos est donc rythmée par le désir et les pulsions du dieu – ou des dieux, puisque, dans certaines représentations picturales, Zéphyr est le meurtrier du garçon – mènent à la perte du jeune homme. Dans cette histoire, Thamyris marque, par l’intervention de Hyacinthos, le mythe de la genèse de l’homosexualité, caractérisée elle aussi par le désir érotique, l’eros.

 Dans le troisième livre, l’auteur présente une version plus courte de l’histoire :

 

D’Amyclas et de Diomédè, fille de Lapithès, naquirent Cynortas et Hyacinthos. On raconte que Hyacinthos fut aimé d’Apollon, qui le tua involontairement en lançant le disque.

Ἀμύκλα δὲ καὶ Διομήδης τῆς Λαπίθου Κυνόρτης καὶ Ὑάκινθος. Tοῦτον εἶναι τοῦ Ἀπόλλωνος ἐρώμενον λέγουσιν, ὃν δίσκῳ βαλὼν ἄκων ἀπέκτεινε[10].

 

 Cette version, à nouveau, insiste sur le caractère érotique de l’attirance du dieu pour Hyacinthos. Ce dernier est objet du désir d’Apollon. Il est à noter que le meurtre, dans les deux histoires, est involontaire ; le dieu a tué son aimé par maladresse ou par l’intervention d’une autre divinité.

 

 Le cas de Zeus et Ganymède est particulier ; tous les récits les concernant paraissent éviter d’exprimer clairement la relation d’amour entre les deux personnages. Certains sous-entendus semblent avoir été glissés dans les textes par les auteurs, mais il est nécessaire de les déchiffrer afin d’en saisir pleinement le sens.

 

Leur race est celle dont Zeus, le dieu à la grande voix, donna jadis les rejetons à Trôs en rançon de son Ganymède, parce que c'était celui des meilleurs coursiers qui soient sous l'aube et le soleil. De ce sang-là, Anchise, protecteur de son peuple, a su dérober un peu : à l'insu de Laomédon, il a fait saillir ses juments par eux.

Τῆς γάρ τοι γενεῆς ἧς Τρωΐ περ εὐρύοπα Ζεὺς
δῶχυἷος ποινὴν Γανυμήδεος, οὕνεκἄριστοι
ἵππων ὅσσοι ἔασιν ὑπἠῶ τἠέλιόν τε,
τῆς γενεῆς ἔκλεψεν ἄναξ ἀνδρῶν Ἀγχίσης
λάθρῃ Λαομέδοντος ὑποσχὼν θήλεας ἵππους·
τῶν οἱ ἓξ ἐγένοντο ἐνὶ μεγάροισι γενέθλη.[11]

 

 Ganymède, dans cette version de l’Iliade, est l’objet d’une poïnèn, « une rançon », pour pouvoir vivre légalement avec Zeus. Il se trouve, métaphoriquement, entre deux logis, l’un mortel, l’autre immortel, et dépend de la volonté de Zeus et du bon-vouloir de son père, même si le dieu l’a déjà enlevé. Or, en souhaitant obtenir la liberté légitime de Ganymède aux yeux de sa famille, le dieu souverain montre son désir de légitimer sa relation avec le jeune homme. Il s’agit donc de rapports qui dépassent le simple lien mortel-immortel et paraît se hisser au rang d’union mixte, même si elle n’est pas clairement édifiée comme telle.

 Dans la suite de l’épopée, Homère précise l’histoire de Ganymède :

 

Érichtonios, lui, fut père de Trôs, le roi des Troyens ; et de Trôs naquirent trois fils sans reproche, Ilos, Assaraque, Ganymède, pareil aux dieux, le plus beau des hommes mortels, que, justement pour sa beauté, les dieux enlevèrent à la terre, afin qu'il servît d'échanson à Zeus et qu'il vécût avec les Immortels.

Τρῶα δἘριχθόνιος τέκετο Τρώεσσιν ἄνακτα·
Τρωὸς δαὖ τρεῖς παῖδες ἀμύμονες ἐξεγένοντο
Ἶλός τἈσσάρακός τε καὶ ἀντίθεος Γανυμήδης,
ὃς δὴ κάλλιστος γένετο θνητῶν ἀνθρώπων·
τὸν καὶ ἀνηρείψαντο θεοὶ Διὶ οἰνοχοεύειν
κάλλεος εἵνεκα οἷο ἵνἀθανάτοισι μετείη.[12]

 Dans cette version, Ganymède est enlevé « par les dieux », theoi, du fait de sa beauté, kallos, qui dépasse celle des simples mortels. Il n’est donc pas précisé ici que c’est Zeus qui a enlevé le jeune homme pour en faire son éromène. Néanmoins, il sert « d’échanson à Zeus », Dii oinokoeuein, ce qui l’installe dans un statut aux rapports privilégiés avec la divinité. Ce récit reste néanmoins assez discret sur la relation entre Zeus et Ganymède, ainsi que l’Hymne à Aphrodite :

 

Le blond Ganymède, c’est pour sa beauté que le prudent Zeus l’enleva, afin que, vivant parmi les Immortels, il fût l’échanson des Dieux dans la demeure de Zeus ; c’est merveille de le voir, et tous les Immortels honorent celui qui puise le nectar sombre dans un cratère d’or.

τοι μν ξανθν Γανυμδεα μητετα Ζες

ρπασεν ν δι κλλος ν' θαντοισι μετεη

κα τε Δις κατ δμα θεος πιοινοχοεοι,

θαμα δεν, πντεσσι τετιμνος θαντοισι,

χρυσου κ κρητρος φσσων νκταρ ρυθρν.[13]

 

 Si cette version ne dit pas clairement la relation amoureuse de Zeus et Ganymède, elle montre néanmoins les privilèges accordés au jeune homme. Il est enlevé pour sa kallos et vit dans « le palais de Zeus », épi Dios kata dôma, pour être l’échanson des dieux, theois oinokoos, et en a toutes les fonctions – puiser le nectar, nourriture des dieux, dans un cratère d’or. Il est à souligner que Ganymède ne vit pas seul sur l’Olympe, mais auprès de Zeus. Nous saisissons qu’il s’agit d’une union à finalité sexuelle par le parallèle que fait Aphrodite de cette relation à la sienne avec Anchise qui est de caractère érotique.

 La version d’Apollodore, enfin, réitère l’enlèvement pour la beauté de Ganymède et son ascension au statut d’échanson[14].

 Dans ces récits mettant en scène l’union de Zeus et Ganymède, philos ou eros, ainsi que mignusthai et suneunadzo, ne sont jamais employés. Sans doute s’agit-il d’une forme de pudeur qui s’insère dans le respect de la relation homosexuelle, au contraire de celle hétérosexuelle où le dieu peut facilement violer la mortelle, en tout cas chez Apollodore.

 Lorsque le terme amour est employé, c’est uniquement en lien avec eros. Il s’agit, dans ce cas d’une relation d’un dieu avec un eromenos. En même qu’il sous-tend un caractère érotique, ce terme est un rappel direct au statut d’éromène et d’éraste, des rôles sociaux essentiels dans la cité.

 

 

 • Fonction éducative des relations, le jeu de l’éraste et l’éromène

 

 La Grèce antique n’emploie pas de terme pour désigner l’homosexualité. La nommer, c’est avant tout l’opposer à l’hétérosexualité, dans un rapport d’identité qui s’est forgé progressivement dans le temps et s’est officialisé dans les sociétés du XXe siècle[15]. Cela suppose que les Grecs n’avaient pas nécessité à isoler les relations érotiques entre hommes du reste des pratiques sociales[16]. Dans ce cadre, les unions mixtes masculines ont évolué, des époques archaïque à classique, en plaçant toujours l’homosexualité au cœur de la vie sociale.

 Henri-Irénée Marrou propose, comme hypothèse des origines de l’homosexualité masculine, l’exclusion matérielle des femmes durant les expéditions militaires. Ainsi les Grecs exalteraient l’idéal guerrier et viril, jusqu’à un rapprochement de type érotique[17]. Néanmoins l’hypothèse d’une telle idéologie ne semble pas applicable dans la société grecque où, à l’époque archaïque, les femmes se trouvaient bien moins cloisonnées qu’à la période classique[18]. De plus, l’idéal guerrier n’est pas sensible dans les mythes d’unions mixtes qui tendent plus à montrer le jeu de séduction entre le dieu et l’homme[19].

 L’homosexualité masculine semble plus répondre à une nécessité sociale, supposant ainsi des rites de passages précis, qui permettent de transformer le jeune homme en adulte. Ainsi les rapports érotiques ont lieu entre l’éromène ou l’aimé, à savoir le jeune, et l’éraste ou l’aimant, un homme plus âgé. Les dieux, Zeus et Poséidon, incarnent clairement le rôle d’éraste, des adultes ayant l’expérience, le pouvoir et la sagesse, tandis que les humains Ganymède et Pélops, les éromènes en quête d’apprentissage. Apollodore emploie d’ailleurs le terme d’erômenos, rappel direct à l’éromène. Le statut d’Apollon – ou de Zéphire, selon les versions – est plus sombre. Il semble se positionner entre les deux, puisqu’il incarne autant l’éromène, comme paradigme de la jeunesse, que l’éraste puisque c’est un dieu puissant.

 Hésiode, ainsi qu’Apollodore, expliquent comment Hyacinthos est mort, par les mains du dieu :

 

(Phoibos aux longs cheveux tua malgré lui) de son disque (impitoyable).[20]

 

 

 En tuant Hyacinthos, Apollon quitte le statut d’éraste qu’il a pu tenter atteindre du fait de sa divinité et son immortalité, et retourne à celui de jeune dieu, sans pour autant être éromène. De même, la tradition grecque fait de Kyparissos un jeune homme aimé d’Apollon, qui quémande au dieu de se métamorphoser en arbre pour pleurer éternellement, détournant ainsi les attentes d’Apollon qui, à nouveau, ne peut tenir son rôle d’éraste. Plus clairement, dans ce statut particulier, Apollon ne peut prétendre à la satisfaction de ses désirs, qu’ils soient sexuels ou sentimentaux.

 

 Néanmoins, si Apollon ne semble pas atteindre le statut d’éraste, Hyacinthos, quant à lui, s’incarne totalement en éromène, accomplissant le rite de passage initiatique pour dépasser symboliquement le statut d’éphèbe[21]. Certes, le jeune homme existe pour être éromène et mourir, mais cette mort symbolise un changement d’état, dans sa relation avec Apollon même si elle n’arrive pas à terme[22]. Aussi d’autres textes font-ils état de la genèse d’une fleur, la jacinthe, après la mort du jeune homme, comme l’auteur grec Palaiphatos (IVe ou IIIe siècle av. J.-C.) :

 

Hyacinthos était un beau jeune homme d'Amyclas. Apollon avait des visées sur lui, mais aussi Zéphyre. Tous deux étaient charmés par sa beauté, et chacun tentait de le séduire par ses propres qualités. Apollon lançait des flèches, et Zéphyre soufflait : du premier chants et plaisir, du deuxième peur et agitation. Le jeune homme préféra le dieu et Zéphyre, par jalousie, se prépara à la guerre. Plus tard, le garçon s'entraînait au gymnase : ce fut pour Zéphyre l'occasion de se venger : un disque servit au meurtre de Hyacinthos, lancé par Apollon, dévié par Zéphyr. Le jeune homme mourut, mais la terre ne put se résoudre à laisser son malheur privé de souvenir : là où il était mort naquit une fleur qui prit même son nom. On ajoute que le début de son nom est écrit sur les feuilles.[23]

 

 Cette fleur, qui naît dans le sang du garçon, semble représenter la mort mystique de l’adolescence[24]. Nonnos de Panopolis (Ve siècle av. J.-C.) évoque la résurrection du jeune homme, assurant ainsi pleinement son changement d’état ; plus qu’une métamorphose, l’adolescent est mort en passant dans l’âge adulte :

 

Le deuxième, le seigneur Oiagros tisse un chant riche en variations, lui, le père d'Orphée, le compagnon intime d'une Muse ; il entonne cet harmonieux distique sur un air inspiré de Phoibos, la parole sobre et le verbe sonore, selon l'usage d'Amyclées :

« À Hyakinthos le chevelu, la vie d'Apollon rendit.

À Staphylo, immortalité Dionyos donnera. » [25]

 

 Pélops, de même, est tué dans sa relation d’éraste/éromène, mais, au contraire de Hyacinthos, cette mort intervient avant que l’union ne début[26]. En effet, si sa relation a lieu avec Poséidon, c’est justement grâce à sa mort, point de départ d’un changement d’état passant par les transformations corporelles ; au final, le jeune homme devient plus beau et lui et passe du jeune Pélops au bel éromène en apprentissage chez Poséidon. Ce dernier incarne alors l’éraste. Lorsqu’il est devenu adulte et a donc franchi la transition de jeune à homme, Pélops peut prétendre à épouser une femme, Hippodamie, et, puisque c’est un héros, gouverner une région, le Péloponnèse. Cette transformation peut être entendue comme un acte au travers duquel Pélops, pourtant mortel, ressuscite selon le bon vouloir des dieux et, en même temps, devient un héros dans la tradition grecque.

 Aussi, afin de franchir cette transition le jeune homme doit passer un certain temps loin de la communauté, donc à l’extérieur de la cité et hors des règles de la vie civile, auprès de son éraste, comme le fait Pélops. Dans ce cadre, au-delà de son caractère sexuel, la relation homosexuelle prend un rôle éducatif ; l’adulte est chargé de former l’éromène à sa future vie de citoyen en le séparant un temps de la cité. Ganymède répond à ces critères[27]. Le jeune homme, enlevé par Zeus, reste un long moment, si ce n’est éternellement, sur l’Olympe.

 Passé le rite de transition, l’éraste offre à l’éromène, dans la cité, un équipement militaire qui marque le signe de l’entrée du jeune homme dans la communauté des adultes, puisque lié à la guerre, réservée aux citoyens. Dans les textes, l’objet militaire est détourné, au profit d’un statut social privilégié dans le monde divin, Ganymède échanson des dieux, fonction pourtant occupée par la divinité de la jeunesse, Hébé. Pélops, quant à lui, réclame un présent d’ordre sportif et utilitaire, le char ailé de Pélops, qui lui permet de combattre à la course le père d’Hippodamie. Cette demande émise par l’éromène fait réfléchir. Dans le rapport entre l’adulte et le jeune homme, ce dernier supporte une relative soumission ; en réclamant un présent de la part de Poséidon, Pélops s’impose de lui-même comme un homme, un adulte.

 

 Ces présents, censés valider l’expérience du jeune homme et son passage à l’âge adulte, sont donc à comprendre dans le sens d’une transformation symbolique d’un état à un autre, qui suppose donc un rite de passage initiatique lié à une pratique éducative dont fait partie l’expérience sexuelle, ou du moins érotique. Aussi semble-t-il que les sociétés grecques classiques, en prenant pour base les fonctions sociales de l’homosexualité de l’époque archaïque, semblent les avoir dépassées en normalisant totalement la vie dans la cité, et en posant des modèles sociaux à l’éraste et l’éromène.

 

 

 

 Aussi ces sociétés ont-elles normalisé les rôles d'éraste et d'éromène en en définissant les attitudes, de manière plus ou moins claire, au travers de la mythologie. Les mythes d'unions mixtes masculines illustrent ces mentalités, s'imposant ainsi comme des modèles normatifs pour la cité, sans doute autant pour les jeunes, qui peuvent faire l'analogie éraste-adulte-dieu, que pour les hommes plus âgés, qui entendent l'amour homosexuel comme légitime car accepté et pratiqué par des êtres divins.

 Avant même le commencement de la relation, s'imposent des lois de la séduction particulières au lien éraste/éromène dans la cité ; si l'adulte peut d'abord manifester un intérêt certain pour le jeune en le courtisant, c'est dans un rapport de dévoilement érotique de son intimité à autrui. En d'autres termes, courtiser un jeune homme prend tout son sens face aux yeux des membres d'une communauté qui valident cette attitude, en même temps qu'ils ennoblissent sa sujétion au futur éromène[28]. Il est possible d'entendre le contre-don fait par Zeus à Trôs, le père de Ganymède, comme une tentative de séduction implicite. En échangeant la personne de Ganymède contre un présent honorifique, le dieu prouve la valeur du jeune homme en même temps qu'il lui montre sa propre valeur, caractérisée par le pouvoir[29]. En offrant un présent à la famille de Ganymède, le dieu prouve, aux yeux de la communauté, sa qualité de bon éraste. En effet, Zeus n'a pas d'intérêt à réconforter Trôs en lui offrant un cadeau réservé aux divinités, et donc interdits aux mortel.

 

 En réponse, les garçons devaient se montrer réservés, difficiles à conquérir, presque incorruptibles. Ils résistaient aux attentes de l’adulte afin d’« éprouver l’amant avant de lui céder », pour vérifier ses bonnes intentions et ne pas tomber dans la vulgarité caractérisée par des désirs seulement physiques[30]. Ainsi Ganymède, Pélops ou Hyacinthos ne sont jamais présentés dans les textes comme répondant aux attentes de leur éraste ; au contraire, ils semblent subir, dans leur passiveté, la relation qu’ils entretiennent avec les dieux.

 Cette passiveté est caractéristique du rôle joué par l’éromène, ou plutôt de sa représentation dans les textes ou dans le monde des arts. Les trois garçons sont jeunes, beaux et ont quelque chose de féminin dans leur attitude ; Ganymède signifie « qui aime la virilité », le jeune homme est blond[31] et il devient échanson, remplaçant ainsi la fonction d’une figure féminine. Ils sont beaux, d’une beauté juvénile, qui précède le rite de passage de l’apprentissage par l’éraste[32]. Dans ce cadre, l’éraste et l’éromène jouent métaphoriquement les rôles du chasseur et du chassé, comme une poursuite de l’être aimant vers l’être aimé[33]. L’enlèvement des jeunes hommes par les dieux prennent alors tout leur sens. En enlevant Ganymède, par le moyen d’un aigle, Zeus s’impose comme chasseur et le jeune homme comme proie[34].

 

 La relation d’éraste/éromène, sur la base d’une soumission du garçon au dieu, oblige à s’interroger sur les rapports sexuels et les rôles d’actifs/passifs que jouent les deux amants[35]. Or, au contraire de nombreuses unions mixtes hétérosexuelles, le type d’amour masculin ne fait pas état de l’érotique, et encore moins de l’acte sexuel. Néanmoins, le sexe est entendu implicitement dans ces récits mythiques, puisque l’amant est un erômenos, terme qui suppose une passion charnelle.

 En effet, si Ganymède n’est pas clairement cité par les auteurs comme participant à des pratiques érotiques avec Zeus, cela est sous-entendu dans l’Hymne à Aphrodite[36]. La déesse se sert ainsi de la relation de Zeus et Ganymède comme argument pour rassurer Anchise qui craint des représailles après avoir eu des relations sexuelles avec elle. Aussi, Anchise, au même titre que Ganymède, ne subira pas de fâcheuses conséquences. Aphrodite propose ensuite l’exemple de l’union de l’Aurore et Tithon, qu’elle tente de placer sur le même plan que la relation de Zeus Ganymède puisqu’il s’agit d’une union d’amour ; or, Tithon, en tant que mortel, dépérit

 Or, aux yeux des Grecs, la relation d’éraste/éromène suppose une forme d’amour et pas – du moins pas seulement – un intérêt physique.

 

 S’imposant comme jamais en tant que modèle pour les sociétés grecque, la relation chaste d’éraste/éromène, rendue par des mythes d’unions mixtes pudiques, dans lesquels les deux personnages tiennent des rôles particuliers desquels ils ne peuvent se défaire, s’oppose aux déviances sexuelles dans la cité, telles que la prostitution masculine, les pratiques sexuelles entre hommes adultes, ou avec un enfant trop jeune – l’âge de l’éromène doit être d’au moins douze ans –, ou la poursuite de la relation éraste/éromène passée la phase de transition. Ces déviances, au regard de la cité, ont valeur d’hybris[37], de démesure face aux lois humaines et divines.


 

[1] Kenneth James Dover, Homosexualité grecque, La Pensée sauvage, Claix, 1982 (1978 pour l’édition originale), p. 13.

 

[2] Bernard Sergent interprète l’histoire de Caïnis/Caïneus comme un mythe homosexuel : Caïneus est une femme qui, après avoir couché avec Poséidon, est transformé en homme, Caïnis. Il ne nous semble pas pertinent de l’analyser avec les unions entre dieux et hommes car la relation a eu lieu avant que Caïneus devienne homme : Bernard Sergent, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Payot, Paris, 1984.

 

[3] Sur ce sujet, voir l’étude réalisée par Eva Cantarella sur les poèmes homériques, Selon la nature, l’usage et la loi. La bisexualité dans le monde antique, La Découverte, Paris, 1991, pp. 23-28.

 

[4] Colin Spencer écrit : « Les textes homériques ont été l’objet de bien des arguties entre traducteurs et lettrés. Certains suggèrent qu’ils ont été mal interprétés, voire que les passages les plus ouvertement homosexuels ont été subtilement censurés. Dans le champ XVI de l’Iliade, Achille demande aux dieux de purger le monde de l’humanité, sauf de Patrocle et de lui-même. Cette ligne est par la suite omise par l’éditeur alexandrin Aristarque, qui en omet également une autre au début du chant XIX où Achille pleure la mort de son amant, et où Thétis le trouve “allongé dans les bras de Patrocle, pleurant bruyamment” », Histoire de l’homosexualité de l’Antiquité à nos jours, Le Pré aux Clercs, Paris, 1998, pp. 45-46.

 

[5] Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi, op. cit., pp. 24-25.

 

[6] Apollodore, Bibliothèque, I, 16. Bien que cette beauté n’ait pas précisée par Apollodore, la tradition l’impose implicitement ; Apollon, dans sa nature divine, ne peut avoir de rapports qu’avec un homme d’une beauté exceptionnelle. De plus, d’autres textes en font état.

 

[7] Sur le sujet de la fondation de l’homosexualité masculine, Kenneth James Dover explique, à partir d’Eschyle et Plutarque, que Laïos représente « l’inventeur » de l’homosexualité dans la tradition grecque. Ces différents personnages, s’ils sont censés justifier, ou du moins expliquer, les rapports érotiques entre deux hommes, s’appliquent à des êtres héroïques tirés des légendes communes, et qui diffèrent selon les régions en quête d’identité. Kenneth James Dover, Homosexualité grecque, op. cit., p. 243.

 

[8] Apollodore, Bibliothèque, Épitomé, 2, 3.

 

[9] Apollodore, Bibliothèque, I, 16-17.

 

[10] Apollodore, Bibliohèque, III, 116.

 

[11] Homère, Iliade, V, 265-270.

 

[12] Homère, Iliade, XX, 230-235.

 

[13] Hymne à Aphrodite, I, 200-206.

 

[14] Apollodore, Bibliothèque, III, 141.

 

[15] Sur la question des catégories homosexuel/hétérosexuel reconnues implicitement ou non pas la société, voir David M. Halperin, « “Homosexuality” : A Culturual Construct », dans One Hundred Years of Homosexuality, Routledge, New York, London, 1990.

 

[16] Séparer méthodiquement homosexualité et hétérosexualité dans l’Antiquité grecque n’est donc pas une donnée de fait et peut ainsi sembler arbitraire, mais il est nécessaire d’appréhender les pratiques érotiques entre hommes ou entre femmes puisqu’elles détiennent une valeur sociale particulière à la société grecque.

 

[17] Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. I, Le monde grec, Seuil, Paris, 1948.

 

[18] Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la lo., op. cit., pp. 18-19.

 

[19] Il n’empêche que ce jeu de séduction peut supposer des valeurs guerrières ou héroïques. Nous traiterons ce sujet ultérieurement dans son rapport avec l’érotique.

 

[20] Hésiode, Catalogue, 171. Voir aussi Apollodore, Bibliothèque, I, 16-17 et III, 116.

 

[21] Michael Pettersson montre, à partir du culte des Hyacinthia à Sparte, et en étudiant les différents textes faisant référence à Hyacinthos, qu’existent deux figures de Hyacinthos ; une première, jeune, qui le caractérise comme éromène, et une seconde, âgée, correspondant à une figure ancestrale. Michael Pettersson, « The hero and the heroine : Hyakinthos and Polyboia », dans Cults of Apollo at Sparta, Svenska Institute, Athen, 1992, pp. 29-41.

 Pausanias, en effet, s’étonne de voir à Sparte une statue représentant le personnage avec une barbe, signe de maturité, dans Description de la Grèce, 19, 3-5. Nous ne gardons ici que la figure du jeune homme, des versions d’Hésiode et d’Apollodore,

 

[22] Bernard Sergent, Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, 1984-1996, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Payot, Paris, 1996, pp. 99-103.

 

[23] Palaiphatos, Histoires incroyables, trad. Ugo Bratelli, XLVI ; Palaephatus, On unbelievable Tales, trad. Jacob Stern, Bolchazy-Carducci Publishers, Wauconda, 1996.

 

[24] Bernard Sergent, L’homosexualité dans la mythologie grecque, op. cit, p. 109.

 

[25] Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, trad. Joëlle Gerbeau, Paris, Les Belles Lettres, 1992, XIX, pp.100-105.

 

[26] Apollodore, Bibliothèque, III, 141.

 

[27]  Apollodore, Bibliothèque, III, 141.

 

[28] Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi, op. cit., p. 36.

 

[29] Hymnes à Aphrodite, I, 206-217. Voir aussi, sur le même sujet, Homère, Iliade, V, 265-266.

 

[30] Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi, op. cit., p. 37.

 

[31] « Le blond Ganymède, c’est pour sa beauté que le prudent Zeus l’enleva, afin que, vivant parmi les Immortels, il fût l’échanson des Dieux dans la demeure de Zeus » : Hymne à Aphrodite, I, 201-204.

 

[32] Sur ce sujet, Marie Delcourt a tenté de montrer qu’à la fin de l’Antiquité, l’homme androgyne était déprécié car ne correspondait pas à l’image du soldat viril. Or, la féminité de l’éromène dans les représentations n’était en soi par décriée puisqu’elle répondait à des attentes précises du jeu de séduction entre l’adulte et le jeune : Marie Delcourt, « D’Éros à Ganymède », dans Hermaphroditea, Revue d’Études Latines, Bruxelles, 1966,

 p. 66.

 

[33] Kenneth James Dover, id., pp. 104-116.

 

[34] Hyacinthos meurt avant tout rapprochement avec Apollon et Pélops se trouve déjà sur l’Olympe lorsqu’il débute sa relation avec Poséidon.

 

[35] Sur la dissymétrie de la relation homosexuelle, voir Kenneth James Dover, Homosexualité grecque, op. cit., 127-137. L’auteur montre, à partir de figures sur céramiques, que les représentations d’unions masculines ne sont pas d’ordre actif/passif, au contraire de certaines hétérosexuelles, mais se caractérisent par un rapport d’égalité entre les deux hommes, par la pratique de la copulation intercrurale, et pour beaucoup face à face, et non par le coït anal, interdit dans la société grecque.

 

[36] Hymnes à Aphrodite, I, 192-227.

 

[37] Kenneth James Dover : «  Hybris est un terme qui s’applique à toute conduite où l’on traite les gens comme on veut, et où l’on s’imagine orgueilleusement que l’on n’encourra aucun châtiment pour avoir violé les droits d’autrui ou pour avoir désobéi aux lois ou aux règles morales reconnues par la société, que cette loi ou ces règles reposent ou non, en dernière analyse, sur une justice divine. », Homosexualité grecque, op. cit., p. 51.

 

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Commentaires
G
Just a blink<br /> Dans la mythologie Adonis fuit Vénus; préfère-t-il vraiment la chasse à l’amour?<br /> <br /> http://www.youtube.com/watch?v=8L7PFV8lLBc<br /> <br /> Rachilde le dirait en anglais « I have never met a man who could honestly say that he has NEVER thought about having sex with another man. Most men, if they are honest about it, will admit that they have wondered what it would be like. » Oui mais peu importe.<br /> <br /> The question: Que peut bien désirer Adonis, fils de l'inceste? Que, Qui, désire-t-il?<br /> <br /> http://www.youtube.com/watch?v=4SD-tPJuqUo<br /> <br /> Tout le "complexe d'Adonis" est à revoir de fond en comble.
ô café culture
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