Chroniques d'un libraire désenchanté
Ce matin, en me
réveillant, je me dis, et merde ! c’est Noël, encore. Encore, une fois par
an, pendant trois jours. Et merde, c’est Noël. En tentant de me lever du lit,
mon pied glisse sur le chausson en forme de Mickey offert par tatie Agathe il y
a un an, et je me ramasse le nez par terre. Et merde, c’est Noël. Je me dis
qu’il vaudrait le coup de décorer mon bambou. Demain, peut-être. En attendant,
je dois être à dix heures à la librairie et je suis en retard, parce-que je
n’arrive pas à me remettre de ma chute à cause d’un putain de chausson en forme
de Mickey offert par tatie Agathe pour Noël dernier. Je fais glisser ma pauvre
carcasse jusqu’à la cuisine, allume le café froid de la veille et me balance
sous la douche. Eau froide. Et meeeeerde, c’est Noël ! Je saute hors de la
douche, mal de crâne, et je me dis que j’aurais sans doute mieux faire de
rester dans mon lit, ou de virer depuis longtemps ces putains de chaussons de
Noël, en me déculpabilisant de leur charge affective. Je n’aime pas Tatie
Agathe, elle me caresse toujours les fesses quand je la vois, pour Noël, depuis
cinq ans. Je sèche ma peau saupoudrée à la chair de poule et entend mon café
cramer. Je n’en ai plus d’avance. Forcément, c’est la merde de Noël.
Je m’assois au
creux de la chaise d’ordinateur qui décide de péter au même moment, et je me
ramasse la gueule par terre. Dépassé par les événements, je décide d’être
malade et de ne pouvoir quitter l’appart sans recommandation d’un médecin.
J’appelle la librairie et tombe, ô grand malheur, sur Sa Noblesse Bartholomé,
dont la voix me donne une insatiable envie de vomir, ce qui tombe bien, pour
quelqu’un de malade, au final. « Malade ? Comment ça malade ?
Comment ça deux heures de train ? Tu ne viendrais pas travailler ? Il
n’y a personne pour remplacer les ré-ce-ptions, juste toi ce matin. J’ai trop
de travail. C’est une plaisanterie ? Je vais appeler le patron. » Et
là, vous sauvez votre place, vous assurez que même dégueulant vos boyaux, vous
viendrez, quoi qu’il en coûte, que votre vie c’est la librairie, que jamais
vous ne pourriez leur poser aucun problème, et que jamais, ô grand jamais, vous
ne pourriez laisser Bartholomé seul, ne serait-ce une heure, car, et ça vous ne
le dites pas, vous jouissez à chaque fois des conséquences de votre présence
seule sur le premier vendeur qui, vous le savez, vous déteste comme à la
prunelle des yeux de tatie Agathe. Alors bon, vous ferez un effort, parce-que
vous ne voulez pas que cet être infâme soit à l’origine de votre licenciement.
On se rend donc
tranquillement dans la cuisine, on boit son café bouilli sans faire la grimace,
on se rend compte qu’on n’a plus rien à manger, à part ce fameux morceau de
pizza froide qu’on imagine n’exister que dans les films. On décide qu’il est
l’heure de partir, que votre bus ne vous attendra pas plus aujourd’hui qu’hier,
et on se rend compte qu’on a perdu les clés, qu’elles ne se trouvent pas dans
la petite boîte à clé disposées dans le recoin droit de la cuisine, alors on
est en retard, et, de toute façon, c’est déjà trop tard pour tenter de le
rattraper. Alors on inventera quelque chose, un truc, comme toutes les fois
d’avant.
Personne
n’avait prévu que le bus se rendant à la gare serait victime d’un mauvais
bouchon, et aucun de nous n’aurait pu savoir que le train aurait du retard,
s’arrêterait une bonne demi-heure avant de repartir d’une cadence à faire
frémir les plus farouches escargots. Non, personne. Alors, si je suis
effectivement en retard d’une heure, ce n’est réellement pas de ma faute. Pour
une fois.
Aucune
réception aujourd’hui. Bartholomé s’est bien foutu de moi. Il m’oblige donc,
avec son sourire narquois, à nettoyer à l’aide d’un petit chiffon chaque livre
de la librairie, car la poussière vole et s’insère
dans chaque recoin de chaque ouvrage. Tu ne peux décemment pas vendre un livre
abîmé par les malversations du temps ; où mets-tu donc ta tête ?
D’accord. Balayette dans la main droite, morceau de tissu dans l’autre,
j’observe son visage jouissif de domination alors qu’il passe ses coups de fil
personnels : « Allô, tata Agathe ! Joyeux Noël ! J’ai adoré
tes chaussons ! Tu devrais me voir, ils me vont très bien ! ».
Au milieu de
l’après-midi, je décide qu’il est temps de faire mes achats de Noël, et mets
des livres de côté. Bartholomé quitte la caisse et accourt vers moi en poussant
des petits cris étranges. Il a le visage déformé. Certes, pas très beau à
l’origine, ses cernes n’ont fait que se creuser d’avantage, sa bouche s’est
ouverte de travers, ses yeux sortent des orbites, on dirait qu’il a perdu des
cheveux et que sa peau est devenue verte. C’est moi qui délire ? « Maiiiiiis
que fais-tu donc ??? Tu ne vas tout de même paaas acheter des livres le
jour de Noëëëëël, le jour où nos pauvres clients vont peut-être venir ici pour acheter ce livre ?! Que leur dirons-nous dans ce cas ? Un de nos
vendeurs a acheté le dernier il y a une heure, ne revenez jamais ?! Laisse
ces livres, je vais te faire un tas de ceux que tu peux acheter. Mais va donc
t’occuper de la caisse ! Tu vois bien qu’il y a des clients qui
attendent ! Quel empoté… » Eh bien, si vous êtes de ma famille ou
couchez avec moi, il est nécessaire que vous sachiez que vous recevrez tous un
exemplaire du Petit Parfait, le livre
que Bartholomé se vante d’avoir publié et qu’il tente de refourguer à tout le
monde.
À dix-sept heures, je prends mes affaires, envoie un très violent Joyeux Noël à Bartholomé qui ne me répond ni ne me regarde, appelle ma famille pour les prévenir que je serai en retard pour la soirée de Noël : « Je dois passer chez moi faire un truc, j’arrive direct après », rentre à l’appart, vais dans ma chambre, prends les chaussons Mickey et les balance au vide-ordure, en me disant que plus jamais, ô grand plus jamais, je n’accepterai les cadeaux immondes de tatie Agathe.