Chroniques d'un libraire désenchanté
Le moins évident, lorsqu'on débute un nouveau métier,
c'est de prendre des initiatives car, d'une part, on ne connaît jamais assez le
boulot pour se permettre de détourner les directives du patron, du premier
vendeur ou même des autres vendeurs, même si ces directives semblent erronées
puisqu'elles vous ralentissent manifestement au cours d'une action que vous ne
maîtriserez de toute manière pas mieux ainsi. Pire encore, alors que vous
débarquez depuis moins de quinze jours au cœur d'un univers littéraire qui,
avouons-le, vous est presque totalement inconnu – puisque, en effet, vous ne
lisez plus de livres depuis qu'une infime partie des revenus familiaux ne
s'insère plus dans votre poche pour vous permettre d'investir dans moult
articles audio-vidéo-littéro-cigaretto-visuel, c'est à dire, avouons-le, depuis
un ou deux ans en fait -, vous êtes totalement paumé au milieu de tous ces
livres, mais vous croyez pouvoir assumer, jusqu'à ce qu'un client, brandissant
dans sa droite l'objet diabolique qui conduira à votre perte, un livre, vous
demande nonchalamment, « Il est bien celui-là ? ».
Alors vous avez le choix ; forcer votre visage à devenir
blanc comme un cachet de Dafalgan et feindre tourner de l'oeil en tombant en
arrière et en prétextant, après vous être remis de la chute qui, elle, était
bien réelle, un malaise dû à des défaillances gastro-pulmonaires.
Plus simplement, vous avez
la possibilité de tourner votre tête vers vos collègue, dans une expression de
profond désarroi, en vous avouant à vous-mêmes la triste réalité qui consiste à
déclarer haut et fort que, oui, ceux avec qui vous travaillez ont plus
d'expérience, connaissent mieux la littérature que vous et que, de toute
évidence, ce sera toujours ainsi.
Néanmoins, comme vous avez
beaucoup d'amour propre et des joues trop aptes à rougir pour le faire devenir
pâle, vous vous contraignez à regarder le client avec un grand sourire et lui
demander de quel livre parle-t-il donc.
« Edmund White »
et là, vous fixez le livre, vous le maudissant comme votre propre enfant, car,
c'est vrai, vous adorez cet auteur, vous adorez ce qu'il fait, mais non, vous
n'avez pas encore posé l'œil sur son dernier roman, celui qu'on vous a offert
pour Noël dernier, il y a presqu'un an, celui dont vous vous dites tous les
mois « c'est le prochain bouquin que je lis ». Et vous pleurez, vous
pleurez si fort, si fort, si fort à l'intérieur de vous. Et vous souriez, vous
souriez, vous souriez si fort devant le client. Vous hésitez quelques secondes,
tournez cela un instant dans votre esprit, le temps de modeler une phrase
parfaite voulant dire, simplement, que non vous ne l'avez pas lu, mais son
style littéraire dépasse de loin de nombreux ouvrages que vous avez eu dans les
mains et le fil rouge de ses histoires, tout en étant original et bien mené, ne
laisse pas divulguer la chute et la finalité du roman. Et tout ça, vous mettez
du temps à le formuler, parce que c'est plus facile à l'écrit et tellement
difficile à l'oral.
Ces quelques secondes d'hésitation, qui auraient pu
marquer à jamais votre noblesse dans l'art de conseiller un bouquin jamais lu
de sa vie, suffisent au premier vendeur, que nous nommerons Bartholomé, à
m'arracher le client des doigts et à reporter toute l'attention sur lui, car
lui il connaît Hôtel de Dream, il l'a lu, et tout ça dans une parfaite
magnificence, tout en sourire et rire de hyène. Décontenancé, à moitié coincé
entre une étagère et la caisse par Bartholomé, j'observe la situation
m'échapper des mains et retomber dans les siennes, comme par magie.
« C'est un très beau
livre, très poétique. Il suit la lignée des romans d'Edmund White – avez-vous
lu d'autres ouvrages d'Edmund White ? Son style dépasse de loin de nombreux
ouvrages que j'ai pu avoir en mains et le fil conducteur de ses histoires,
évidemment original et bien mené, ne divulgue pas du tout la chute déroutant
qui se déroule dans les dernières pages. Et blablablablablabla bla et
bla. »
Le massacre achevé, il me regarde d'un air contenté, sans
dire un mot, et moi, de mes joues rouges, je le maudis, j'invoque les esprits
du mal, je lui crache à la gueule, tout ça à l'intérieur de moi parce que,
avouons-le, il est le premier vendeur, il a plus de poids que moi, et je n'ai
pas encore envie de me faire virer.
Je sors prendre une pause cigarette, m'achète trois
muffins au chocolat à la boulangerie d'en face que je dévore pour m'apaiser et
rentre tranquillement, sans rien dire à personne, le sourire aux lèvres,
m'apercevant que, pour la première fois, je viens de décider sans avoir à le
justifier auprès de quelqu'un d'autre, de prendre une pause de vingt minutes.
Je regarde Bartholomé de travers, ce qu'il prend pour un sourire et, en retour,
il me fait un coucou qui vient du fond de la vésicule biliaire, une sorte
d'amalgame de « putain de merde t'aurais pu rester dehors, c'est moi le
chef ici et t'es vraiment un idiot » et « salut garçon, t'es nouveau
ici ? ça se voit ».
C'est la folie ! Sur le coup, tant d'émotions, je décide
qu'il est nécessaire de mettre une petite musique d'ambiance dans la librairie,
une sorte d'ave maria en ode à moi, qui aie vaincu avec succès ma
crainte des initiatives ! À savoir que
je n’ai jamais osé toucher le petit poste de la boutique et encore moins les
piles de cd cachées derrière la caisse, ne connaissant pas ces derniers et
ayant trop peur de casser quelque chose. Je regarde furtivement la musique
proposée sur le dessus – pas le temps de détailler chaque artiste, j’ai un
carton de livres à réceptionner et, qui sait, il ne faudrait pas que je manque,
cette fois-ci, l’hypothétique client qui pourrait venir me voir pour me
demander un conseil de lecture. Là, je tombe sur Skunk Anansie, que je ne
connais que pour avoir entonné avec beaucoup de beauté une chanson intitulée
« Secretly », une merveille de douceur. J’étais bien loin de savoir
que le groupe, de manière générale, ne faisait pas une sorte de pop larmoyante,
mais bien un rock totalement agressif par le moyen duquel la chanteuse
n’hésitait pas à hurler dans le micro, emplissant la librairie d’une violence
musicale insoutenable, du moins dans le cadre d’un magasin où on vend des
livres et où, par analogie avec la bibliothèque, les gens se forcent à
chuchoter de peur qu’on les vire en leur montrant du doigt.
Je
vois les clients lever la tête, surpris par la musique, les vendeurs se
tournent vers moi, l’air étonné. Bartholomé fait la grimace, saute sur ses deux
pattes et court jusqu’à moi dans une impression victorieuse, comme s’il allait
sauver la boutique en entier, il éjecte le disque et le remplace par un cd à
lui. Il appuie sur play et là, ça y
est, il peut souffler. Il pose les yeux sur moi, sardonique, et émet un
rugissement frissonnant en éructant, tu vois, j’espère que tu n’aimes pas
réellement cette musique, c’est un peu agressif, celle-ci est bien plus
adaptée. Alors moi je me défends, je dis que, bah, je pensais pas que c’était
ça, et je pense, bordel, à quoi ça peut bien servir de collectionner un tas de
disques si on les met jamais. Le fait de laisser le cd de Skunk Anansie à la
librairie valide et justifie à la fois le fait de le mettre en musique de fond.
Et
là, je comprends que quelque chose me prend du fond des trippes – en somme, je
suis mort de trouille et de rage – et je sais qu’à partir de maintenant, je ne
pourrai voir Bartholomé comme un être sympathique et un grand conseiller dans
l’apprentissage de libraire, mais comme un monstre impitoyable qui souffre d’un
complexe d’infériorité supérieur à la moyenne, le rendant vulnérable dans ses
moments de solitude, c'est-à-dire, en somme, la plupart du temps.
Du
moins, je peux toujours l’espérer.