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ô café culture
21 novembre 2008

Chroniques d'un libraire désenchanté

 Le moins évident, lorsqu'on débute un nouveau métier, c'est de prendre des initiatives car, d'une part, on ne connaît jamais assez le boulot pour se permettre de détourner les directives du patron, du premier vendeur ou même des autres vendeurs, même si ces directives semblent erronées puisqu'elles vous ralentissent manifestement au cours d'une action que vous ne maîtriserez de toute manière pas mieux ainsi. Pire encore, alors que vous débarquez depuis moins de quinze jours au cœur d'un univers littéraire qui, avouons-le, vous est presque totalement inconnu – puisque, en effet, vous ne lisez plus de livres depuis qu'une infime partie des revenus familiaux ne s'insère plus dans votre poche pour vous permettre d'investir dans moult articles audio-vidéo-littéro-cigaretto-visuel, c'est à dire, avouons-le, depuis un ou deux ans en fait -, vous êtes totalement paumé au milieu de tous ces livres, mais vous croyez pouvoir assumer, jusqu'à ce qu'un client, brandissant dans sa droite l'objet diabolique qui conduira à votre perte, un livre, vous demande nonchalamment, « Il est bien celui-là ? ».

 Alors vous avez le choix ; forcer votre visage à devenir blanc comme un cachet de Dafalgan et feindre tourner de l'oeil en tombant en arrière et en prétextant, après vous être remis de la chute qui, elle, était bien réelle, un malaise dû à des défaillances gastro-pulmonaires.

Plus simplement, vous avez la possibilité de tourner votre tête vers vos collègue, dans une expression de profond désarroi, en vous avouant à vous-mêmes la triste réalité qui consiste à déclarer haut et fort que, oui, ceux avec qui vous travaillez ont plus d'expérience, connaissent mieux la littérature que vous et que, de toute évidence, ce sera toujours ainsi.

Néanmoins, comme vous avez beaucoup d'amour propre et des joues trop aptes à rougir pour le faire devenir pâle, vous vous contraignez à regarder le client avec un grand sourire et lui demander de quel livre parle-t-il donc.

« Edmund White » et là, vous fixez le livre, vous le maudissant comme votre propre enfant, car, c'est vrai, vous adorez cet auteur, vous adorez ce qu'il fait, mais non, vous n'avez pas encore posé l'œil sur son dernier roman, celui qu'on vous a offert pour Noël dernier, il y a presqu'un an, celui dont vous vous dites tous les mois « c'est le prochain bouquin que je lis ». Et vous pleurez, vous pleurez si fort, si fort, si fort à l'intérieur de vous. Et vous souriez, vous souriez, vous souriez si fort devant le client. Vous hésitez quelques secondes, tournez cela un instant dans votre esprit, le temps de modeler une phrase parfaite voulant dire, simplement, que non vous ne l'avez pas lu, mais son style littéraire dépasse de loin de nombreux ouvrages que vous avez eu dans les mains et le fil rouge de ses histoires, tout en étant original et bien mené, ne laisse pas divulguer la chute et la finalité du roman. Et tout ça, vous mettez du temps à le formuler, parce que c'est plus facile à l'écrit et tellement difficile à l'oral.

 Ces quelques secondes d'hésitation, qui auraient pu marquer à jamais votre noblesse dans l'art de conseiller un bouquin jamais lu de sa vie, suffisent au premier vendeur, que nous nommerons Bartholomé, à m'arracher le client des doigts et à reporter toute l'attention sur lui, car lui il connaît Hôtel de Dream, il l'a lu, et tout ça dans une parfaite magnificence, tout en sourire et rire de hyène. Décontenancé, à moitié coincé entre une étagère et la caisse par Bartholomé, j'observe la situation m'échapper des mains et retomber dans les siennes, comme par magie.

« C'est un très beau livre, très poétique. Il suit la lignée des romans d'Edmund White – avez-vous lu d'autres ouvrages d'Edmund White ? Son style dépasse de loin de nombreux ouvrages que j'ai pu avoir en mains et le fil conducteur de ses histoires, évidemment original et bien mené, ne divulgue pas du tout la chute déroutant qui se déroule dans les dernières pages. Et blablablablablabla bla et bla. »

 Le massacre achevé, il me regarde d'un air contenté, sans dire un mot, et moi, de mes joues rouges, je le maudis, j'invoque les esprits du mal, je lui crache à la gueule, tout ça à l'intérieur de moi parce que, avouons-le, il est le premier vendeur, il a plus de poids que moi, et je n'ai pas encore envie de me faire virer.

 Je sors prendre une pause cigarette, m'achète trois muffins au chocolat à la boulangerie d'en face que je dévore pour m'apaiser et rentre tranquillement, sans rien dire à personne, le sourire aux lèvres, m'apercevant que, pour la première fois, je viens de décider sans avoir à le justifier auprès de quelqu'un d'autre, de prendre une pause de vingt minutes. Je regarde Bartholomé de travers, ce qu'il prend pour un sourire et, en retour, il me fait un coucou qui vient du fond de la vésicule biliaire, une sorte d'amalgame de « putain de merde t'aurais pu rester dehors, c'est moi le chef ici et t'es vraiment un idiot » et « salut garçon, t'es nouveau ici ? ça se voit ».

 

 C'est la folie ! Sur le coup, tant d'émotions, je décide qu'il est nécessaire de mettre une petite musique d'ambiance dans la librairie, une sorte d'ave maria en ode à moi, qui aie vaincu avec succès ma crainte des initiatives ! À savoir que je n’ai jamais osé toucher le petit poste de la boutique et encore moins les piles de cd cachées derrière la caisse, ne connaissant pas ces derniers et ayant trop peur de casser quelque chose. Je regarde furtivement la musique proposée sur le dessus – pas le temps de détailler chaque artiste, j’ai un carton de livres à réceptionner et, qui sait, il ne faudrait pas que je manque, cette fois-ci, l’hypothétique client qui pourrait venir me voir pour me demander un conseil de lecture. Là, je tombe sur Skunk Anansie, que je ne connais que pour avoir entonné avec beaucoup de beauté une chanson intitulée « Secretly », une merveille de douceur. J’étais bien loin de savoir que le groupe, de manière générale, ne faisait pas une sorte de pop larmoyante, mais bien un rock totalement agressif par le moyen duquel la chanteuse n’hésitait pas à hurler dans le micro, emplissant la librairie d’une violence musicale insoutenable, du moins dans le cadre d’un magasin où on vend des livres et où, par analogie avec la bibliothèque, les gens se forcent à chuchoter de peur qu’on les vire en leur montrant du doigt.

 Je vois les clients lever la tête, surpris par la musique, les vendeurs se tournent vers moi, l’air étonné. Bartholomé fait la grimace, saute sur ses deux pattes et court jusqu’à moi dans une impression victorieuse, comme s’il allait sauver la boutique en entier, il éjecte le disque et le remplace par un cd à lui. Il appuie sur play et là, ça y est, il peut souffler. Il pose les yeux sur moi, sardonique, et émet un rugissement frissonnant en éructant, tu vois, j’espère que tu n’aimes pas réellement cette musique, c’est un peu agressif, celle-ci est bien plus adaptée. Alors moi je me défends, je dis que, bah, je pensais pas que c’était ça, et je pense, bordel, à quoi ça peut bien servir de collectionner un tas de disques si on les met jamais. Le fait de laisser le cd de Skunk Anansie à la librairie valide et justifie à la fois le fait de le mettre en musique de fond.

 

 Et là, je comprends que quelque chose me prend du fond des trippes – en somme, je suis mort de trouille et de rage – et je sais qu’à partir de maintenant, je ne pourrai voir Bartholomé comme un être sympathique et un grand conseiller dans l’apprentissage de libraire, mais comme un monstre impitoyable qui souffre d’un complexe d’infériorité supérieur à la moyenne, le rendant vulnérable dans ses moments de solitude, c'est-à-dire, en somme, la plupart du temps.

 Du moins, je peux toujours l’espérer.

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